Dernièrement, en souhaitant décrire le travail d'un cinéaste prometteur je me prends à comparer son travail à celui de Vian dans la littérature...Et me voilà prise d'une nostalgie bien légitime quant aux transports qu'occasionne chez moi la lecture de sa prose.
Munie de l'arrache coeur je me replonge donc avec délectation dans ses lignes et un tourbillon d'émotions m'emporte.
Cet homme a la capacité de vous embarquer dans un monde qui est sa création, proche parent du nôtre mais différent.
Un monde où les repères sont autres, où des personnages et des situations loufoques sont là pour nous faire prendre conscience de notre réalité et de son absurdité, en nous invitant à repenser les fondements de la société, de notre morale, de notre (trop bonne) conscience.
De "l'arrache coeur" je retiendrai tant de choses qu'il me parait impossible ici d'en faire l'inventaire.
De même qu'il me coûte de choisir ici quelques moments pour illustrer cet article tant j'ai l'impression de ne pas faire le choix le plus pertinent au vu de la richesse du livre.
Cependant, s'il le faut, je mentionnerai la psychose maternelle dont on suit l'évolution et qui permet au lecteur d'accompagner le glissement de cette mère dans sa dérive sécuritaire, obsessionnelle, nourrie de ses angoisses provoquées par le monde si violent qui l'entoure, où la vie des enfants n'a que peu de valeur au regard du confort des membres de cette société.
L'apothéose dont je ne dévoilerai rien ici laisse le pauvre lecteur à sa réflexion.
On ne peut se retenir d'effectuer un parallèle avec notre société et ses dérives individualistes, l'anxiété sans limite qu'elle génère, par la mise en scène du danger que représente l'Autre.
Les réactions de la mère au moment de l'accouchement et l'évolution de ses sentiments traduisent si bien le déboussolement maternel provoqué par l'arrivée de (des) enfant(s) que Vian nous surprend là encore par tant de perspicacité.
Bien sûr il y a sa "patte" qui fait que les situations ont ce qu'il faut d'absurdité pour créer un décalage, une distance qui autorisent un regard sans doute plus objectif, plus tranché sur les situations; puis la comparaison avec le monde qui est le nôtre finit par nous faire réaliser que finalement, l'essentiel est commun à ces deux "mondes" et que la critique de l'un est facilement transposable à l'autre.
Quand on découvre le rôle de bouc émissaire tenu par "la Gloïre" sur sa barque, on ne peut se retenir d'y voir une image de la place qu'occupe la religion dans la vie de beaucoup de nos contemporains : plus qu'une spiritualité, ils y recherchent une expiation indolore, ils souhaitent se délivrer du poids de leur culpabilité, de leurs pêchés, sur un tiers.
Une visite à cet homme lorsqu'un membre de "ce monde" a une culpabilité trop grande à porter et celui ci se voit contraint de commettre un acte répugnant afin de soulager le pêcheur de sa peine.
Ailleurs, la description de la place de l'église et de celle de l'homme d'église ("le curé") qui se fourvoie en réalisant des mises en scènes grandiloquentes pour attirer un public friand de violence et de spectacle en dit beaucoup sur l'avis plutôt critique de l'auteur en ce domaine.
Pour finir (mais il y en aurait beaucoup d'autres : la foire aux vieux notamment (où le vieillard improductif en est réduit à la condition d'objet de consommation marchandable), je noterai la dérive de cet "étranger", Jacquemort (personnage principal) qui porte un regard effaré sur ce monde qu'il découvre, ce "candide" ébloui par la violence des mécanismes qui régissent cette société et qui, au contact de celle-ci, finit par y participer et par perdre son avis critique, par se laisser entrainer par la violence des relations établies entre ses membres sans y trouver à redire...et finit par tenir le rôle le moins enviable peut être de ce monde abject.
D'où la nécessité de réussir à s'extraire du carcan moral de notre société pour réussir à porter un regard objectif légitime sur les mécanismes qui la régissent.
Oh, rien de nouveau là dedans mais Boris Vian l'amène d'une si jolie façon : Son roman est parfois à la limite du fantastique mais ancré dans un réel qui rend douloureux certains propros.
Poésie et fantaisie se mêlent et -comme tout artiste qui se respecte- il appuie là où ça fait mal pour faire réagir le lecteur.
D'ailleurs, mon coeur de mère se serre en refermant le livre et j'ai peine à croire qu'une autre maman pourrait ne pas être atterrée en tournant la dernière page tant il est clair que la situation décrite vient clore une dérive maternelle développée en réaction à la naturelle soif de liberté de la jeunesse qui s'épanouit.
Une citation pour terminer (Evoquant Jacquemort qui découvre ce monde)
"Peu à peu, il se détendit et glissa dans l'inconscience, fermant ses paupières lasses sur des rétines lacérées par les lânières rêches de visions insolites"
Si vous ne l'avez jamais lu, lançez vous!
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